“L’Œil mystique” : l’art pictural, témoin de l’expérience visionnaire
L’inénarrabilité de l’expérience du sacré est un consensus partagé par les mystiques tel que le souligne Victor I. Stoïchita, historien et critique d’art roumain : « La plupart des mystiques sont […] d’accord sur le fait que la rencontre avec le transcendant est, dans son essence, ineffable, inénarrable, irreprésentable […]. » Son ouvrage, L’Œil mystique, Peindre l’extase dans l’Espagne du Siècle d’Or, tente, par une démarche interprétative et descriptive, d’interroger la langue originaire des images, de déchiffrer le mécanisme de leur fonctionnement en tant qu’images relatant l’expérience d’une vision, autrement appelée « expérience visionnaire ». En proposant une incursion dans le cas singulier de la représentation picturale occidentale, l’image religieuse au XVIe et XVIIe en Espagne, ses travaux nous permettent de tracer un peu plus les contours d’une image, d’une vision du sacré, et ce, dans les termes de Thomas d’Aquin cités par Stoïchita : une vision au sens d’« une perception interne due à l’imagination ou à l’intellect. »
La représentation de la vision du sacré passe par la disparition
Bien que l’expérience de la vision du sacré ne soit entièrement descriptible par les mots, elle n’empêche la culture occidentale d’être riche de textes littéraires et d’œuvres d’art relatant l’épreuve visionnaire. Stoïchita s’appuie ainsi sur l’art pictural et tente de puiser en ces images problématiques et paradoxales, ce qui ne peut être ni vu, ni représenté.
Pour reprendre la Bible, « tu ne peux pas voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre » (Exode, 33, 20), l’expérience visionnaire est par essence une image qui ne peut être figurative. Thérèse d’Avila décrit sa première vision : « Je n’ai jamais vu avec les yeux du corps cette vision, quoique imaginaire, ni aucune autre, mais seulement avec les yeux de l’âme. » Il est donc question d’une image au sens d’une valeur sortant de l’imaginaire et qui rassemble à la fois, une sensation, un état, et ce qui semble avoir été « vu » de l’intérieur.
C’est ainsi que Stoïchita parle de la représentation « d’une “image dans l’image” ». Au moyen de différentes stratégies, la représentation de l’acte visionnaire dans l’art pictural consiste à mettre en scène un saint ou personnage « privilégié » au moment de sa rencontre avec l’évènement. Représenté au moment culminant de l’acte, l’image tente de donner corps au phénomène de l’indicible, en tout cas, à ce qui se passe à l’intérieur du visionnaire, au moyen de différentes stratégies. Le visionnaire peut être représenté sur le plan inférieur de la représentation et sa vision sur le plan supérieur. Ou bien deux mondes sont opposés, l’un divin, l’autre terrestre, par une séparation des couleurs ou de l’espace de l’image. Le regard du visionnaire est une clé importante : tourné vers le ciel, il suggère sa vision.
Il semble que la représentation de l’acte visionnaire réussisse à faire apparaitre son objet de représentation par l’absence même de ce dernier : l’image intérieure n’est pas représentée en tant que telle, mais suggérée ou devinée par la mise en scène. Une rhétorique du paradoxe se met en place chez Stoïchita qui cite parmi les différentes inspirations et stratégies, l’importance de l’iconographie de l’Ascension ; en mettant en scène la disparition, elle représente le « prologue négatif de toute scène d’apparition ». Ainsi la disparition suggère l’apparition, et c’est par le communicable qu’on peut convoquer l’incommunicable.
La rhétorique de l’invisible, un langage propre à l'expression du sacré
La représentation du supra-sensoriel trouve malgré tout un appui dans la parole. Stoïchita parle d’une « rhétorique de l’indicible » ; la manifestation du sacré n’apparait seulement là où ceux qui en ont fait l’expérience, abandonnent le silence pour la parole. Dans des études récentes, le philosophe et théologien Michel de Certeau condense en un point commun le langage de l’expérience visionnaire : il est traversé par une tension, celle qui caractérise la difficulté même de trouver les mots pour dépeindre « ce qui ne peut se dire ». Si la recherche des premières manifestations du sacré est vaine tant elles sont anciennes, le XVIIe siècle fait la reconnaissance d’un « style mystique ». M. Sandeus, dans Pro theologica mystica clavis, en propose une description et considère que les mystiques possèdent un style propre : ils ont des formules de langage particulières, une diction spécifique et une façon propre de construire les phrases. Ils ont également en commun un certain nombre de traits expressifs, parmi lesquels on rencontre « l’obscurité, l’abstraction accentuée, l’excès hyperbolique, l’invention de mots grandiloquents, l’affectation. » Stoïchita en conclut l’existence d’un « autre langage » correspondant à l’évocation d’une « autre réalité » faite d’une lumière et d’une impression différentes — la description nébuleuse correspond à son sujet. A ce titre, il est possible de s’interroger sur les dimensions que peuvent prendre cet autre langage. Si la représentation dans la peinture en est un, peut-il être exprimé par d’autres modes de représentation ?
Le paradoxe présent entre la représentation du sujet et la nature même du sujet, reste problématique. Stoïchita en arrive même à se poser la question : « A quoi bon comparer vision et peinture si, à la fin, il n’y a aucun rapport entre les deux ? » Il propose néanmoins la réponse suivante: « comparer ce qui est incomparable est un moyen de communiquer l’incommunicable. » Ainsi, l’étude des différentes expressions des manifestations du sacré est essentielle pour tenter de construire le puzzle de l’inénarrable. La richesse des textes et œuvres confirme également le caractère pluriel, voire infini des dimensions de cette « autre réalité ». Plus qu’un puzzle, il s’agirait d’un kaléidoscope, à travers lequel l’image du sacré peut commencer à trouver sa juste valeur.
L’instrumentalisation de la représentation des manifestations du sacré par l'Eglise
D'autre part, la représentation des manifestations du sacré n’est pas innocente. Déjà en 1582, le cardinal italien Paleotti écrit dans le Discours, que les images sont des « instruments pour unir les hommes à Dieu » (« … instrumenti per unire gli uomini con Dio… ») . De même, Fransisco Pacheco, peintre et théoricien de l’art espagnol, développe la même idée dans l'Arte de la Pintura (1649): « le but des images chrétiennes est d’amener les gens à la piété et de les élever à Dieu » (Mas hablando de las imágines cristianas, digo que, el fin principal será persuader los hombres a la piedad y llevarlos a Dios).
L’art chrétien s’empare alors de l’expérience visionnaire par l’image pour plusieurs raisons : elle permet d’abord de rapprocher l’homme de Dieu par l’identification du spectateur au personnage représenté dans sa rencontre avec l’innommable, elle tente ainsi de convoquer le sentiment pieux par la vision du divin opposé au monde terrestre, peut-être même l’état de créature face au mystère exprimé par Otto.
Mais cette représentation reste avant tout un moyen pour l’Eglise de contrôler l’expérience mystique ; la vision embrassant le divin dans un contact direct représente, d’une certaine manière, un danger pour l’autorité religieuse qui peut a fortiori voir son siège dogmatique ébranlé par ce nouveau langage exprimé par les mystiques. Stoïchita écrit : « tout au long de ce XVIe siècle, qui fut la grande époque du mysticisme espagnol, l’Eglise considéra l’exercice visionnaire comme quelque chose de suspect, voire de dangereux. » Plutôt que de laisser l’expérience mystique fleurir, l’art chrétien s’en saisit pour la faire sienne avant qu’elle ne dépasse le religieux.
Le langage du corps et l’expression de la vie de l'âme
Pour aller plus loin dans l’appréhension des représentations du sacré, il est intéressant de revenir sur le premier sujet mis en scène : le corps. Codifié, il « extériorise l’irreprésentable » et attire l’attention du spectateur de l’œuvre. Bien qu’une étude de synthèse consacrée au langage corporel de la pratique visionnaire et mystique ne soit à ce jour disponible, certains éléments du vocabulaire de l’extatique et du dévotionnel sont reconnaissables.
C’est la représentation du visage de la Sainte Cécile qui permet de puiser certaines caractéristiques de « l’âme en extase » : le visage aux yeux révulsés est considéré comme sa manifestation visible ; « la bouche est entrouverte, ayant les coins un peu élevés, ce qui témoigne une espèce de ravissement ». L’extase est représentée essentiellement par le faciès : « faire des visages et des poses ». Au travers des expressions et attitudes des personnages peints, le sacré est ainsi retransmis au spectateur par l’effet du « miroir de l’âme ».
Stoïchita propose également de s’intéresser à la dévotion, qui offre d’autres subtilités dans son rapport au sacré. Il cite Vincenzo Carducci et dont les mots méritent d’être repris.
La personne est « à genoux, les mains jointes ou bien levées au ciel, ou bien à la hauteur de la poitrine, la tête levée, les yeux élevés, baignés de larmes ou bien gais, ou bien la tête baissée et les yeux fermés […] le cou toujours tordu, ou bien les mains aux doigts entrelacés, parfois prosterné à même le sol, ou bien très incliné, le visage quasi touchant la terre, les épaules serrées d’autres actions, selon l’émotion du dévot, lequel peut prier, offrir, être triste, gai, en admiration parce qu’il y a de la place pour tout cela dans la dévotion.
Cette description délivre un langage corporel précis ; la position agenouillée et son double élan vers le sol et le ciel témoigne de la « tension » dont parle Michel de Certeau. Stoïchita questionne légitimement : est-ce la posture du sujet qui favorise la dévotion, ou bien est-ce c’est l’expérience du divin qui le mène à genou ?
Outre la remise en question de l’ordre des choses, il ne reste que le peintre use de toutes les subtilités pour représenter les états dont le personnage mis en scène fait l’expérience ; elles concourent à saisir en une image l’âme pourtant en mouvement, l’imaginaire à l’œuvre face à la vision éphémère que le sujet est en train de connaitre. Le corps en tension, le regard orienté et les expressions de visage sont ainsi révélateurs d’un état que traverse le personnage au fait d’une expérience visionnaire privilégiée. Le corps est directement relié à l’âme sans séparation, aucune. L’un est la continuation de l’autre — cette expérience s’adresse à l’être « entier ».
STOICHITA, Victor I., L’Œil mystique, Peindre l’extase dans l’Espagne du Siècle d’Or, Editions du Félin, Paris, 2011.
D’AQUIN, Thomas, Summa theologica, I, q. LXVII, a, 1.
D’AVILA, Thérèse, Libro de Vida, 28, 3-7 (= Obras Completas, p.123-135 ; tr. fr. par P. M. Bouix, Vie de Sainte Thérèse, Paris, 1920.
CERTEAU Michel de, La Fable mystique. XVI-XVIIe siècle, Paris, 1982.
PACHECHO, Fr., El Arte de la Pintura (Madrid, 1649), éd. par B. Bassegoda i Hugas, Madrid, 1990.
BRUN, Charles Le, Méthode pour apprendre à dessiner les passions, proposée dans une Conférence sur l’Expression Générale et Particulière (Amsterdam, 1702; éd. en facsimilé Hildesheim/Zurich/New York, 1982).