"Le Déluge" (1876), poème biblique, Camille Saint-Saëns et Louis Gallet

« Le Déluge », sous-titré « poème biblique en trois parties », est composé par Camille Saint-Saëns en 1876. Il s’agit d’un oratorio. La particularité de cette forme musicale, dramatique et lyrique, repose sur l’absence de mise en scène ou de l’usage de décors et de costumes. L’œuvre s’offre comme un concert à visualiser, complimenté par le récit chanté, et invite à s’intéresser tout autant à la partition musicale qu’au livret signé par Louis Gallet. Le librettiste réécrit et transpose en vers le récit biblique pour ce grand rassemblement musical : orchestre, chœurs et solistes expriment la péricope du Déluge proposée en trois parties précédées d’un prélude.

Afin de comprendre l’origine de l’œuvre, il est nécessaire de revenir en 1872, lorsque Camille Saint-Saëns et Louis Gallet écrivent ensemble La princesse jaune, un opéra comique pour lequel le compositeur évoque déjà le désir de créer une « grande fresque religieuse ». Inspiré par un vers lu « par hasard, dans une vieille Bible », il a pour ambition de réaliser une œuvre aux dimensions de celles de l’épisode biblique ; la partition du « Déluge » se chargera alors trois ans plus tard, de toute la valeur du verset suivant : « Et Dieu se repentit d’avoir créé le monde ». S’il est rapporté de la sorte dans les conversations du compositeur, de même que dans le poème composé par Gallet, il correspond dans la Bible prise en référence (Louis Segond, 1910) au verset ci-après : « L'Éternel se repentit d'avoir fait l'homme sur la terre, et il fut affligé en son cœur » (Gn 6, 6). Scindé en deux parties, il se caractérise par le regret de Dieu face à sa Création et se renforce par le sentiment accablé adjoint à la confession divine. Précisément, c’est cet état de Dieu par rapport aux hommes désormais corrompus et détournés de Sa face, qui va irriguer toute la composition du « Déluge ». Peu centré sur le personnage de Noé, le poème biblique de Gallet se lit comme la recomposition des versets de la Genèse 6.1 jusqu’à la Genèse 9.17, exemptant le poème de la mort du personnage biblique.

De ce fait, comment ce verset central influence-t-il l’écriture du « Déluge » ? Quel regard invitent ainsi les deux auteurs à porter sur l’épisode biblique ?

A partir d’une brève mais indispensable présentation de l’œuvre, ses différentes parties et le rôle des solistes, il sera question d’observer comment la composition musicale et le livret parviennent à former un microcosme, et participent à la création d’un sentiment du monde et de la force du Déluge corroborée par l’approche romantique des deux auteurs. L’importance d’une analyse terminologique comparative de la Bible sera nécessaire pour mener à bien cette recherche.


Tout d’abord, la pièce du « Déluge » s’ouvre sur un prélude exclusivement instrumental. Il ne s’agit pas d’une ouverture au titre d’une introduction narrative, dans la mesure où il dépeint « la beauté du monde avant la faute », écrit le musicologue Jean Gallois, et contient en lui les différents thèmes musicaux déployés dans les trois parties qui le succèdent. Il permet également de comprendre le rôle de l’orchestre dans la description, voire même l’incarnation du monde par sa palette polyphonique de grande envergure. Trois parties le composent : un adagio, suivi d’une fugue en mode mineur, puis un solo pour violon en mode majeur.

Viennent ensuite les parties nommées « Corruption du monde, Colère de Dieu, Alliance avec Noé », puis « L’arche, le déluge », et enfin, « La colombe, sortie de l’arche, bénédiction de Dieu ». Les titres témoignent de la poursuite du déroulé des différents évènements du récit biblique, retraçant la péricope du Déluge depuis la cause de la colère de Dieu jusqu’à son alliance avec Noé et les hommes.

Avant de définir la perspective originale du « Déluge » de Saint-Saëns et de Gallet, il faut préciser les différentes voix qui interprètent le récit : l’orchestre s’accompagne d’un chœur mixte et de quatre solistes correspondant à une soprano, une mezzo-soprano, un ténor et un baryton. Tous participent en qualité de narrateurs ou narratrices car aucune voix, si ce n’est celle de l’Eternel partagée de tous, ne revient à un personnage particulier ; de cette manière, la répartition vocale du récit suit davantage une adaptation aux différents évènements : le ténor, voix masculine, grave, chante la première partie, et favorise l’interprétation de la gravité de la corruption du monde et du mal des hommes, tandis que la soprano n’intervient en soliste que dans la troisième partie pour chanter la beauté du monde renaissant après le déluge, sa voix féminine et aiguë plus apte à incarner la légèreté post-diluvienne.

Cette non hiérarchisation des voix permet d’enrichir le récit, et participe finalement, de l’approche globale de l’œuvre par rapport à la péricope biblique : celle d’une interprétation d’ensemble, totale, des différents évènements. L’orchestre, les chanteurs et le récit ne récitent pas le Déluge, mais l’incarnent véritablement.

Pour aller plus loin, il faut situer le verset à l’origine de l’entreprise de l’œuvre au sein du poème : « Et Dieu se repentit d’avoir créé le monde ». Celui-ci apparait en première partie, alors que le ténor a introduit la corruption et le mal des hommes sur la terre : « L’homme dégénéra dans les âges suivants, / Bientôt, le mal grandit comme une lèpre immonde : / Par ses iniquités, l’homme outragea le Ciel, / Et Dieu se repentit d’avoir créé le monde! » (p. I). L’importance de cette « dégénérescence » de l’homme et la complainte de Dieu contenus dans ce verset vont se caractériser dans l’œuvre de trois façons.

D’abord, le poème accentue la décadence de l’homme. Gallet intensifie l’avilissement du monde par l’emploi de termes forts tels que « souillure », « chair », « mal », « vice », « crime », qu’il déploie au-delà même du récit biblique de la Genèse en ajoutant que l’homme va jusqu’à pervertir ses propres enfants : « Comme la chair, l’âme est impure / Et le vice a mis sa souillure / Jusque sur le front des enfants » (p. I). Plus tard dans la première partie, Gallet se rapporte à la « justice », comme celle d’une union divine méprisée par les hommes et dépassée par tous les crimes devenus la norme : « Toute justice est méprisée, / Toute union sainte est brisée, / Tous les crimes sont triomphants » (p. I). De cette manière, le poème insiste sur le comportement des hommes par rapport au récit biblique certes, dénonciateur, mais qui à titre comparatif, se rapporte plus rapidement à Noé et à l’élaboration de l’arche annonçant le déluge : une fois le monde ayant été dépeint (Gn 6, 1-4), les versets de la Genèse 6.5 à 6.7 correspondent effectivement à déclarer l’orientation du cœur des hommes « vers le mal » (Gn 6, 5) et « la méchanceté » (Gn 6, 5), mais se poursuivent directement par la distinction de Noé sur le reste du genre humain (Gn 6, 7) ; la péricope redit alors plusieurs fois que « la terre était corrompue » (Gn 6, 11-12), et qu’elle est remplie « de violence » (Gn 6, 13), mais se concentre essentiellement sur le détail de la construction de l’arche pour sauver le seul être encore fidèle à Dieu, Noé. Le poème biblique accorde ainsi plus d’importance aux méfaits des hommes en délaissant les détails donnés au sujet de Noé et de sa famille, des espèces à embarquer, ou bien sur l’arche à construire (aucune référence n’est faite aux versets Gn 6, 15-16, puis 20-22, jusqu’à Gn 7, 3).

La partition musicale s’emploie alors à renforcer le poids des mots par la répétition : « Et Dieu se repentit d’avoir créé le monde » est chanté successivement par le ténor puis la mezzo-soprano, tandis que la sentence de Dieu est répétée trois fois : annoncée par la voix grave du baryton, puis par la mezzo-soprano, le chœur la chante à plusieurs reprises par l’effet de la fugue : « J’exterminerai cette race, / Car ces hommes, que je maudis, / Se sont détournés de ma face / Et m’outragent de leurs défis. » (p. I) En faisant fuser chaque vers par alternance des voix du chœur, la musique parvient à créer un effet saisissant et marque avec insistance la force de la sentence divine. La forme contrapuntique est reprise une seconde fois en première partie pour renforcer la colère de Dieu dont se chargera le déluge en deuxième partie, puis clôt le poème en troisième partie avec la seconde ordonnance de Dieu : « Je ne maudirai plus la terre. / Vous et moi nous sommes liés, / Et votre alliance m’est chère. / Croissez donc et multipliez ! » (p. III), ce dernier vers est particulièrement répété jusqu’à être repris par le chœur et les quatre solistes, et terminer à l'unisson sur la cadence finale. La fugue parvient ainsi à intensifier les interventions divines, et démontre l’attention qui leur est portée par la composition musicale.

Enfin, le traitement de l’évènement même du déluge dans le déroulé des trois parties du poème témoigne du désir de singulariser le mouvement diluvien. La seconde partie lui est exclusivement réservée ; à ce titre, les détails de la construction de l’arche sont donnés dans la première partie (« Fais une arche de bois, haute, large et profonde. / Que ta femme, tes fils, les femmes de tes fils / Et des couples choisis / Entre tous les êtres du monde / Dans cette arche, soient réunis. » (p. I)), et permettent de laisser toute la place à l’interprétation musicale du monde secoué par les eaux. L’entreprise d’une « grande fresque religieuse » de la part de Saint-Saëns se cristalliserait finalement par ce vibrant mouvement musical qu’offre la seconde partie : démarrant par une seule interjection du ténor, « Noé fit ce que Dieu lui commandait de faire » (p. II), l’orchestre entreprend une ascension tant sonore que volumineuse dans l’emploi des instruments depuis les cordes, jusqu’aux percussions, vents et cuivres. La musique magnifie le mouvement des flots et la puissance des trombes s’abattant sur la terre à tel point que le journaliste Camille Bellaigue écrivit en 1876 : « Ce n’est plus un orchestre, c’est une trombe, une cataracte ; la seconde partie du Déluge, c’est la mise en musique et comme la transcription symphonique du Niagara. » Plus que de jouer le Déluge, le compositeur parvient à redonner vie à l’épisode biblique comme si le bouleversement du monde se passait devant l’auditeur.

De cette manière, le verset à l’origine de l’œuvre résonne à travers l’insistance sur la décadence de l’homme, elle-même renchérie par l’usage de la répétition ou de la fugue au niveau de la partition, et de la convergence de l’orchestre et des différentes voix, pour former un microcosme musical permettant de sentir le monde balloté par la force diluvienne.


D’autre part, le poème se caractérise par son écriture romantique palpable de différentes manières selon les deuxième et troisième parties de l’œuvre.

Au moment de l’évènement du déluge, le poème interprété par le chœur, opère une redondance, jouant le rôle d’accumulation à la manière d’une vague suivie par une autre : « Et les eaux du Déluge envahirent la terre, / Et dans les profondeurs de l’abîme et des cieux », « Et les flots s’élevaient au-dessus des ruines ; / Et devant le fléau, désertant leurs cités, / Les hommes éperdus fuyaient vers les collines », «  Et les clameurs de l’homme, et les bruits de l’espace, / S’apaisèrent alors comme un souffle qui passe. » (p. II) Chaque syllabe est chantée sur la même note, et à l’unisson, comme un “appel” ; cette soudaine monotonie créé un sentiment alerte et atteint l’auditeur. L’usage de la métaphore amplifie encore le romantisme du poème : « L’arche close flottait sur cet océan morne ; », « Le soleil s'éteignit sous des voiles funèbres, / Comme si l'ombre immense allait durer toujours » (p. II).

Si l’écriture favorise l’expression d’un sentiment exacerbé du monde sous les trombes diluviennes, elle se concentre en troisième partie sur la description d'un paysage, d’une nature changeante alors que les eaux s’apaisent sur la terre ; elle apporte sa perspective romantique de manière la plus évidente au moment où Noé envoie la colombe une seconde fois pour connaitre l’état de la terre : « Sur l’onde frissonnante une senteur légère, / Dans l’espace un reflet des rayons printaniers, / Tout disait que la terre, émue et rajeunie, / Palpitait de l’ardeur d’une nouvelle vie » (p. III) L’évocation du printemps notamment, le rapport au sens de l’odorat (« senteur légère »), autant qu’une quasi-personnification de la nature (« émue et rajeunie »), poétisent, voire, sentimentalisent le récit biblique.

En outre, cette approche romantique et les procédés de composition musicaux précédemment présentés, semblent influencer le traitement de la sortie de l’arche : le microcosme musical complimenté par la poésie de Gallet se concentrent finalement sur une sensation du monde et de la nature devenant elle-même le signe de Dieu qu’attend Noé pour sortir de l’arche, alors que le récit biblique écrit en Genèse 8.16 : « Sors de l'arche, toi et ta femme, tes fils et les femmes de tes fils avec toi. » L’ordre de Dieu rapporté au récit sacerdotal, et inexistant dans le récit yahviste de la Genèse, laisse alors penser que Gallet privilégie les signes du monde comme ceux du Créateur autant que le récit yahviste laissent à la métaphore de la colombe ne revenant plus, le signe divin. Ce choix appuie définitivement la perspective métaphorique entreprise par Saint-Saëns et Gallet.

Enfin, le regard porté sur l’alliance entre Dieu et les hommes semble revenir de manière conclusive sur le verset à l’origine de la composition de l’œuvre, et plus précisément sur Dieu qui se repentit : alors que l’autel construit par Noé pour sacrifier en l’honneur de Dieu est brièvement mentionné, le poème insiste plus largement, et encore une fois de manière répétitive par l’usage de la fugue, sur l’alliance divine, mais surtout sur la promesse de Dieu : « Et voici ce que dit encore l’Eternel: / “Je ne maudirai plus la terre. / Vous et moi sommes liés, / Et votre alliance m’est chère », puis « Quand vous verrez cet arc briller sur le nuage, / Hommes, souvenez-vous qu’il doit être à jamais / Le signe rassurant, le symbole et le gage / De la paix que je vous promets ». Gallet ne reprend pas l’avertissement de Dieu en Genèse 9, 5-6 quant à une justice désormais établie entre les hommes qui s’entretueraient, mais insiste sur la promesse divine comme un « gage », une garantie envers les hommes ; il est finalement possible de penser que l’approche romantique favorise une fin adoucie au poème nommée « Bénédiction de Dieu », minimisant l’approche moralisatrice du Déluge.


Le verset « Et Dieu se repentit d’avoir créé le monde » s’est vu rythmer l’ensemble de l’écriture du « Déluge » de Camille Saint-Saëns et de Louis Gallet, influençant le regard porté sur l’épisode biblique et favorisant une double perspective entre dégénérescence de l’homme et colère de Dieu. Il a été possible d’analyser la composition musicale et de remarquer son emploi à une interprétation d’ensemble du récit biblique, comme une incarnation de l’évènement du Déluge menant à l’impression d’un microcosme, la violence diluvienne prenant vie par les mots et les sons. Le jeu de la répétition et de la fugue a mis au jour l’importance des différentes prises de parole de Dieu, que ce soit dans la sentence du déluge ou l’alliance post-diluvienne ; la mise en poème du récit biblique s’est ainsi appréhendée dans l’expression d’un sentiment renforcé par son association avec la musique.

En définitive, l’approche originale du « poème biblique » de Saint-Saëns et Gallet s’est démarquée par sa perspective romantique, convoquant une nouvelle fois à une mise en éveil des forces diluviennes comme rappel de la puissance de Dieu sur le monde, autant qu’à un thème prompt à une interprétation singulière selon les époques.


SAINT-SAENS, Le Déluge, poème biblique en trois parties de Louis Gallet, op. 45, Partition piano et chant, Ed. Durand, Schoenewerk et Cie, Paris, 1876 URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1163818f/f7.image (partition en ligne sur le site de la Bibliothèque nationale de France).

GALLOIS, Jean, Camille Saint-Saëns, Ed. Mardaga, 2004, p.170.

SAINT-SAËNS, Camille, Ecrits sur la musique et les musiciens, 1870-1921, présentés et annotés par Marie-Gabrielle Soret, Ed Musicologies, 2012, p.751.

La Bible en français, version Louis Segond 1910 http://www.info-bible.org/lsg/INDEX.html

GALLOIS, J., op. cit., p.171.

Le Figaro, 26 février 1876, extrait cité par GALLOIS, J., Ibid, p.173.


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