Révolution, geste artistique collectif

“Ist es wie ein Yoga in der Straße ?”, “Machen Sie eine Sozialstudie ?”

Un passant vient nous poser la question alors qu’il sent que quelque chose se trame. Face à la gare, point d’entrée et de départ au cœur de la pólis, le·la participant·e se tient debout à la croisée des horizons, immobile pendant 30 minutes, relayé par un·e inconnu·e qui prendra sa place au gong du clocher voisin.

Pendant 12h non interrompue, se créé une continuité passant de l’un·e à l’autre, chaine imaginaire temporelle où le collectif devient unité - un geste fort en ces temps de confinement et restrictions des regroupements de toute nature.

Yvonne vient de donner le relai, nous discutons de l’indispensabilité d’un public ou non pour qu’une performance en soit une. La performance doit-elle nécessairement trouver, si tant est qu’il y en ait un·e, son destinataire ? Peut-elle s’en passer ? L’acte performatif peut-il prendre vie et sens, sans la reconnaissance d’un public ?

Il s’agit pourtant ici d’un “geste collectif artistique” comme l’entendent Mélodie Lasselin et Simon Capelle à l’origine de cette initiative. Un “geste” qui dépasse ainsi le cadre représentatif souvent rattaché au terme “performance” ces dernières années ; la notion de “geste” rappelle ici que ce qui relie artistiquement chaque participant·e, se trouve plutôt dans la rencontre secrète opérant chaque demie-heure lorsque qu’ un·e inconnu·e·s apparait subitement pour prendre votre place et poursuivre le relai. Il·Elle se tient alors là, debout, tandis que la personne précédente reste encore sur les lieux pour veiller sur la personne en place. Un geste poétique, silencieux et inévitablement politique, lorsqu’on repense aux protestations pacifistes de l’artiste turc Erdem Gündüz qui se tenait lui aussi debout et silencieusement. Une révolution d’être humain à être humain, une révolution de la présence et du temps.

 

Lorsque vient mon tour, je choisis de me tourner vers la ville, dos à la gare. Je vois le clocher au fond, l’étendue des magasins, la bouche de métro. Je sens progressivement le poids de mon corps tomber dans mes pieds, le vent balayer les arbres et mes cheveux ; la perception s’élargit aux sons autour, aux odeurs, le soleil qui m’éblouit, puis dans la méditation, les pensées reviennent au galop. Je me demande si on me remarque, je me dis qu'“effectivement, l’immobilité est surnaturelle” et le temps commence à tourner.

La cloche marque l’heure, je garde la posture attendant la personne qui doit me remplacer. Personne ne vient. Je reste malgré tout. La lourdeur s’installe dans mes jambes et la pluie commence à tomber. La personne qui veillait sur moi est restée, elle aussi. Elle m’apporte un parapluie qui ne sert bientôt plus à rien. Les torrents d’eau gagnent mes chaussures. L’immobilité révèle les micro-mouvements de la musculature fine, chaque battement d’yeux sonne fort. Certains passants curieux tentent de croiser mon regard qui ne fixe rien. Je suis sous ce parapluie que je tente de maintenir tant bien que mal à chaque coup de vent, la respiration est courte et silencieuse. Je pense à la fois à l’espace dans lequel je commence à m’effacer et à ma présence verticale et horizontale - je deviens l’espace et me détache de mon apparence humaine à mesure que je poursuis cet acte extra-ordinaire ancré là où tous et toutes suivent un chemin déterminé. La pluie ne cesse, la place se vide, je suis seule comme Mary Poppins au cœur de l’Allemagne, je suis porte-manteau, paratonnerre ou juste une autre qui a perdu la tête. Combien de temps vais-je encore rester plantée là ? Je pense à celleux qui ont déjà protesté par le silence comme aux gouttes de pluie qui commencent à s’immiscer dans ma manche et qui coulent le long de mon bras. Je pense à ce point que je tends par ma présence et qui peut être insignifiant comme devenir tout un monde. Je comprends que l’acte performatif peut se passer de commentaire, qu’il peut être simplement traversé et vécu pour être.

La pluie cesse alors que je suis encore au même endroit. J’ai l’impression d’avoir voyagé loin lorsque la personne programmée 1h plus tard se poste enfin devant moi et me sourit d’un air entendu. Je lui souris aussi. Je plie mon parapluie, prends mes jambes et quitte la scène..

 
 
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“EDEN” (1997), chorégraphie (1986) de Maguy Marin, un film de Luc Riolon